9. Un décor incompréhensible
Il y a des jours où rien ne va, ce matin je suis morose et ma journée se terminera en catastrophe. Il faut alors laisser le temps passer.
Pour la première fois depuis le début du tournage, nous prenons la direction de l’Ouest, Malanga, un quartier vers la sortie de la ville. C’est simple, depuis le Centre Culturel, c’est tout droit, de la place de l’Indépendance, il suffit de suivre Avenida Josina Machel. Seulement voilà, cette avenue plutôt étroite croise toutes les grandes avenues Nord-Sud de Maputo, et il ne faut pas se tromper dans le sens des priorités, quand on roule à gauche depuis seulement 4 jours, c’est éprouvant et dangereux. Le plan milésien c’est bien, quand il y a des feux.
Une des rares journées mixtes du plan de travail, enfin mixte (à cheval sur le jour et la nuit) c’est beaucoup dire, il est prévu de terminer (retour à l’hôtel) à 21h30. Comme le soleil se couche vers 17h10, il y a quasiment quatre heures de nuit effectives. A João ensuite de bien anticiper sa lumière de nuit pour en profiter au maximum. Je n’y crois pas trop, il y a tellement de chef op. qui attendent la nuit complète pour commencer à songer où placer les projecteurs.
Nous partons donc à 10h15. Enfin un peu plus tard, les assistantes caméra, Inês et Silene, qui accompagnent Bob, sont en retard, comme trop souvent. Je n’aime pas attendre. Je colle donc au minibus de Bob au plus près, à chaque croisement il faut se rappeler sans cesse : d’abord regarder à droite ensuite à gauche. A droite, à gauche, à droite, à gauche. Avec ma dyslexie naturelle, ça tourne en boucle dans ma tête. C’est mortel, heureusement Pierre est là pour veiller. Les fumées du minibus me rendent malade. J’ouvre la fenêtre pour un peu d’air, c’est pire. Je déteste le diésel. Nous arrivons sur le plateau, il faut encore palabrer avec Yardena pour pouvoir enfin stationner pour la journée. C’est pénible. On a à peine fini de sortir le matériel de la voiture, Pierre s’en va déjà sur le plateau avec la roulante, me laissant avec tout le reste à transporter. Ça m’énerve.
Fever Ray – 09 – Keep The Streets Empty For Me (extrait)
Aujourd’hui, nous avons deux scènes de texte avec Danny, l’endroit est bruyant, il y a la circulation, que bien évidemment on ne peut pas couper, une troupe de badauds que personne ne contrôle, des usines et leur bourdonnement, des entrepôts en activité, la gare de triage en contrebas, une autoroute de ville juste en dessous, c’est ridicule de venir tourner ici, pourquoi un tel décor ? Les gens qui ont fait les repérages ont-il des oreilles ? Ça m’horripile.
Je me dis qu’on va filmer des perspectives, que les environs doivent participer du film, que nenni, Tim, le chef décorateur, a construit son décor à plat devant une suite de tôles ondulées, et toute la journée, nous allons filmer à plat cette scène de théâtre sans profondeur, sans perspective, sans intérêt. C’est rageant.
Je suis de mauvaise humeur.
A Maputo, il y a le centre ville, moderne, quoique dégradé, les townships qui l’entourent et que nous avions traversés en venant de l’aéroport, et là au milieu de cette zone industrielle digne des années 60, il y a ce bidon-ville accroché en haut de la pente qui plonge sur l’autoroute, les réserves de carburant de la ville dont on craint à chaque instant qu’elles explosent, et la gare de triage aux crissements stridents.
C’est la pauvreté la plus pauvre, la plus déshéritée de la capitale, la pauvreté que l’on cache et que l’on n’ose regarder.
Qu’allons-nous alors exposer notre richesse, notre impudence devant ces enfants à moitié nus, ces femmes usées, ces hommes décrépis, c’est indigne. Ça me choque.
Nous n’avons rien à leur offrir, nous n’avons rien à leur donner, ils ne nous demandent rien, ils n’ont rien à attendre de nous et pourtant nous allons leur prendre le peu d’espace de liberté qu’ils ont soigneusement aménagé devant leurs baraques de tôles et de branches, où il n’y a ni eau, ni électricité, ni toilettes. Pudeur.
Allez, commençons cette journée et qu’on en finisse. On va devoir mettre des HF, et je déteste embêter les acteurs à les tripoter avec mes fils et mes sangles, je n’aime pas le son des HF, je suis perchman avant tout.
Que dit le scénario ?
Deux ans plus tard. (premier jour) Scène 15 - Rue de banlieue / Voiture - Maison de Dubem Une route que personne n'a utilisée depuis longtemps, à la surface craquelée et recouverte d'herbes brûlées par le soleil. Sur le bas-coté, les épaves de trois voitures : une limousine, deux grosses Mercedes, déjà recouvertes par une végétation étonnamment luxuriante.
Et blah-blah et blah-blah, ce n’est pas la peine de tourner la page, il n’y a rien de tout ça dans ce que je vois. Je vois un décor minablement petit, 10 mètres sur 3, triste, pauvre, bricolé, lamentable, qui n’évoque en rien une route et cette idée de la fuite brutalement interrompue au milieu de nulle part, je vois de la tôle, de la terre sale, une limousine, une seule qu’on ne reconnait même pas.
Heureusement que Danny est là, lui saura prendre possession de cet espace réduit avec une invention qui m’épate. On est au théâtre mais j’aime bien les acteurs qui font du cinéma.
Flora a eu cette belle idée d’un petit ruisseau sur lequel naviguent des bateaux en papier, vous savez ces pliages que font les enfants. Et bien ce ruisseau n’est même pas foutu de couler. Patrick, le pauvre, mal aidé par un Joachim peu entreprenant, a beau s’acharner à remettre de l’eau, c’est clair comme l’eau qui ne coule pas, les bateaux restent tankés comme au port. Et à chaque fois, il faut repartir au début du travelling qui longe les pieds des deux enfants qui arrivent aux abord de ce ruisselet.
J’étais un peu désorienté lorsque nous sommes arrivés, le ciel était nuageux, il faisait lourd. Je sors ma boussole et me rends compte que le décor a été placé pleine face soleil, et la caméra sur son travelling, pile dans son axe. Et forcément, quand on tourne, le soleil a repris possession de son ciel. Merci pour la perche ! Et pour corser le tout, allez hop, un 18 K bien haut dans l’axe, un 12 K sur la place de Dubem, à peine désaxé. Et comme on filme un décor à plat sur un mur, c’est ombres partout assurées. Apprend-on cela dans les écoles de cinéma ? Heureusement qu’il y a les HF, j’aime bien les HF ! Je pourrais être ingé son après tout !
Tiens, le catering a amené une glacière avec du Coca, c’est la première fois, jusqu’à présent nous n’avions eu droit qu’à de l’eau. J’en bois un goulûment, pour me remettre de la chaleur et du diésel. Erreur ! Bu trop vite, trop froid, trop de bulles, je sens mes intestins se retourner, l’estomac se contracter, le transit se liquéfier, le remède est pire que le mal et on me demande de faire des prouesses pour essayer de capter au mieux la voix de la star.
Ça va pas, ça va pas, ça va pas, ça va pas, ça va pas, ça va pas… Courage.
Donc les enfants arrivent, les petits bateaux sont toujours au port, les croix des tombes sont à peine identifiables (on ne va rien comprendre à la situation), et voilà qu’on tombe sur Dubem qui parle à ses tomates. Il se relève, va vers les deux gamins, leur offre quelques mangues. J’aime comment il bouge avec son grand corps maladroit, courbé par la vieillesse, usé par le labeur, comment il marmonne mais sait se faire entendre quand il faut, comment il module sa voix pour être toujours en présence, même de dos il tourne légèrement la tête vers la caméra, vers le micro car il sait que sa voix portera mieux et que son expression en sera plus intense. Une leçon d’acting. Impressionnante. J’apprécie, ça me requinque, on n’est pas venu pour rien, il domine tout, il domine le décor, il domine la scène, il prend possession de l’espace, de la caméra, du son. Ce plateau n’est pas digne de lui mais il s’y accroche, il y croit, il fait son boulot. Maurice semble tout frileux face à lui. Mais il s’en tire bien. Quatre prises et puis s’en vont.
Il est déjà temps de manger, mon ventre bouillonne toujours, je me sers de riz blanc, surtout pas de boisson, et quitte la table au bout de 10 minutes sans avoir rien ingurgité.
Je pars à la recherche de nulle-part, à travers le labyrinthe exigu du bidon-ville, un endroit où je pourrais me libérer, mais cet espace surpeuplé n’offre aucun lieu isolé. Ici, une femme, bébé dans le dos, se courbe sur une marmite posée sur le feu à même le sol, là un homme attend la vie sur une pierre, plus loin des enfants nus rêvent de sable en s’ébattant dans la latérite. Tant pis, j’attendrai, mais je ne sais pas combien de temps. Ça y est, l’Afrique a pris possession de mon corps, bientôt elle aura mon âme.
A la reprise, nous pivotons l’axe de 90 degrés pour filmer en champ-contrechamps, Dubem d’une part, les enfants de l’autre. Mais comme le soleil tourne, sacré Galilée qui croit toujours que c’est la Terre qui tourne, on voit bien que le cinéma n’existait pas à l’époque, sinon il saurait, bref on se retrouve encore dans l’axe du soleil pour le plan sur Dubem. Je rage. Cinq prises sur Danny, allez,« on va profiter la lumière » (dixit Angela).
La République des enfants – 15 / 3 t5 – perche et HF au centre
Bon, il y a un sacré nettoyage à faire sur la piste HF, ça frotte, mais la perche est belle sur la partie du plan qui compte, le fond est vraiment moche. On enchaîne avec sept prises sur Aymar, le petit Bruno a bien du mal avec sa première réplique sur le tournage, « I don’t like dead people », Danny a été renvoyé dans sa loge, indisposé il a besoin de quelques repos, Angela donne la réplique off.
Le soleil fatigué va se coucher, on file dans la rue voisine faire un plan de Nuta et Aymar en route pour aller voir Dubem. C’est donc ça, on est venu dans cet horrible endroit juste pour ce plan, cette rue qui tourne avec grâce et ces trois maisons pittoresques en contre-jour sur fond de coucher de soleil. Dictature de l’esthétisme.
Et voilà, la nuit est tombée, à l’heure prévue, les lumières pour le premier plan de nuit ne sont pas en place, que vous disais-je.
Je n’en peux plus, Ana m’a parlé de toilettes prévues par la régie, gêné je vais voir Yardena, Chissano m’indique le chemin. C’est propre, bien tenu, il y a du papier (j’avais le mien), de l’eau, un lavabo, je suis dans la salle de bain d’une vieille dame. Que c’est bon, quel soulagement. J’aurais dû amener de la lecture, « Illusions perdues » par exemple, j’aurais eu le temps de le finir.
A 19h00 soit 1h45 plus tard, on est enfin prêt à tourner. Premier plan, moyen, le petit Aymar, accompagné de Nuta, vient demander de l’aide en faveur de Mon de Ferro, au plus mal, auprès du vieux Dubem qui s’est assoupi sur la pierre à côté du feu. La lumière a été compliquée à mettre en place, quasiment perchable, HF sur Danny et le petit Bruno. Cinq prises, ambiance pourrie, comment voulez-vous qu’un acteur puisse se concentrer ainsi.
La République des enfants – 15 / 3 t5 – perche seule au centre
Plan moyen sur Dubem, une prise. Plan plus serré, une prise. Plan sur Nuta et Aymar. Danny qui y croit, consciencieux, est resté pour les soutenir, cinq prises. 20h30, on coupe, vite à l’hôtel, je n’ai qu’une envie, en finir avec cette journée pénible, m’assoir sur la lunette et terminer mon livre.