34. Deux poids, deux mesures
Les jours se suivent et ne se ressemblent vraiment pas. Hier, le grand air, la savane, le soleil malgré un vent frais, le calme de la campagne. Les vacances en quelque sorte.
Aujourd’hui, la grisaille, le béton, la saleté, le froid hivernal, le bruit.
Nous voilà à nouveau dans un de ces décors incompréhensibles auxquels les repérages nous ont si bien habitués, surtout depuis Infulene. Il ne faut pas chercher à comprendre, ne cesse de répéter Pierre, mais comprendre pourquoi nous sommes là, c’est aussi comprendre le mode de fonctionnement des personnes qui choisissent les lieux.
Cela peut influencer les rapports que nous entretenons avec eux, permettre de mieux saisir leurs points de vue, s’accorder avec leur façon de penser et de travailler. Vous me direz, après six semaines de tournage, c’est un peu tard ! Et vous auriez raison, nous n’avons plus grand chose à attendre.
La régie a programmé notre départ un quart d’heure plus tard que Bob, mais nous n’avons ni itinéraire, ni adresse !
Nous savons juste que nous allons au restaurant Zorba à Matola, première sortie après le péage de la route EN2. Prudents nous partons donc avant l’heure, à six heure moins le quart, à la suite du minibus caméra.
Et nous avons bien raison parce que jamais nous n’aurions trouvé. Même Bob hésite un moment sur la direction à prendre !
Direction l’Ouest sur la route EN2 que nous avions empruntée pour aller au village de Impaputo.
Juste après le péage, nous sortons de l’autoroute que nous longeons alors par une parallèle sur un kilomètre et demi avant d’arriver devant un bistrot sans cachet en pleine zone industrielle bordant le township de Matola, un de ces bistrots pitoyables que l’on voit dans n’importe quelle banlieue abandonnée d’Europe.
L’autoroute n’est pas loin, la route qui longe le décor est un défilé ininterrompu de camions en tout genre, de l’autre côté les réservoirs de pétrole du port de Maputo peuvent exploser d’un moment à l’autre, ça va bien, nous sommes contents d’être là !
Pour pimenter un peu le début de journée et titiller les nerfs, la régie commence par nous faire changer trois à quatre fois d’emplacement de stationnement.
Le décor proprement dit est encore fermé et nous restons là, dans le froid comme des abrutis, les mains dans les poches, dans la grisaille et la poussière que soulèvent les Freightliner, à attendre que la régie trouve enfin les clefs d’accès.
Face au Zorba Quartos qui m’a tout l’air d’abriter un hôtel de passes, vus les distributeurs de préservatifs, d’ailleurs très chers me dit Bob, et les affiches évocatrices, c’est une prison en construction. Après l’asile de fous, on reste dans l’ambiance !
Allez courage, préparons le matériel et attendons que les têtes pensantes du film décident des opérations.
Ce sera finalement assez rapide car à huit heures moins le quart nous tournons notre premier plan, quasiment un record sur ce plateau.
Dans la cour du Centro de Saude da Fasol voisin, Aymar, qui s’est retrouvé bloqué à l’extérieur de l’hôpital, est toujours à la recherche d’un endroit où se soulager à l’abri des regard.
Au moment de se cacher derrière un arbre, la voix d’une petite fille sortie d’on ne sait où le chasse du lieu, il interrompt son affaire et poursuit penaud son chemin.
Dans cette cour dominée par un immense arbre aux couleurs magnifiques, une termitière imposante comme un ours dans laquelle est incrustée une bouteille de bière sert de premier plan au cadre large. Je me cache dans la guérite à côté de la petite fille. Bien que la circulation soit bloquée par la régie et la police venue en renfort, cela masquera en partie le fond d’autoroute lointain. La dimension sonore du plan n’est pas respectée mais au moins le rapport signal sur bruit demeure acceptable.
La République des enfants – 37 / 1 t4 – perche seule au centre
Angela a définitivement pris la direction des enfants en main, et elle se débrouille vraiment bien. Le petit Bruno, qui a l’air épuisé ou malade, est assez grognon ce matin et il faut toute la patience de la première assistante pour arriver à bout de sa mauvaise volonté.
En quittant la cour du centre de santé, Aymar a reconnu la façade du restaurant de son père disparu en mer. Enfin un endroit qui lui est familier, il pousse la porte du restaurant ouvert.
En attendant que le travelling destiné à filmer cette partie de la scène se monte à l’extérieur, nous avons le temps de faire un plan dans le couloir qui mène aux toilettes de ce bistrot.
Le lieu est désert et nu de tout accessoire, alors pour évoquer la proximité de la salle de restaurant, j’ai l’idée de placer au sol une capsule de bière que Bruno vient pousser du pied quand il court vers la porte des toilettes.
La République des enfants – 37B / 1 t4 – perche seule au centre
À la troisième prise, Bruno se retrouve bloqué à l’entrée des toilettes par un homme qui en sort en train de fermer sa braguette. Toute l’équipe éclate de rire, personne ne l’avait vu entrer. Bruno se détend et abandonne son air d’enfant gâté.
Retour à l’extérieur. Quelques instants après avoir imploré de vive voix l’aide de son père, il arrive devant une devanture qu’il reconnaît comme étant celle du restaurant de celui-ci.
Bruno place la réplique en courant sous un arbre dont je suis obligé de faire couper toutes les branches basses par Patrick pour pouvoir le suivre au mieux, et de prise en prise le texte vient plus tard, à la sixième il aurait été hors de portée de la perche.
La République des enfants – 37 / 2 t5 – perche seule au centre
La circulation a été bloquée, mais le fond d’air industriel n’est pas vraiment heureux. Bien que l’intention de la réplique n’était pas évidente dans la bouche d’un enfant de huit ans, l’intonation de Bruno est parfaite. Il serait dommage d’avoir à refaire cela en post-synchro.
Une heure plus tard nous pouvons entrer dans la grande salle que la déco vient tout juste de finir d’aménager. Quand nous sommes arrivés, le lieu évoquait plutôt un de ces restaurants de routiers, quelque part sur une nationale de l’Est de la France, entre Metz et Thionville, maintenant, grâce à l’imagination de Tim et quelques accessoires bien placés, nous sommes dans un restaurant de poissons, typique des bords de mer africains.
Sur un mur, une longue fresque en noir et blanc laqué, imaginée par Gabriele l’artiste peintre de la déco, représente un paysage marin avec en son centre un bateau de pêche sur lequel Aymar croit voir son père.
Le lieu a visiblement été investi pour d’autres occupations, des échelles de mesure, des mètres roulants, des balances sont disséminés un peu partout.
Après un bref instant d’émotion devant la représentation de son père, Aymar, qui n’en peut vraiment plus, se précipite vers la porte arrière qui mène au couloir des toilettes.
La République des enfants – 37A / 1 t7 – perche et micro
Il est midi et demi quand nous montons sur la terrasse du restaurant pour casser la croute. Là au soleil qui commence tout juste à chauffer, en faisant abstraction de l’environnement, le chant des cigales pourrait nous faire imaginer être attablés dans une gargote du sud de la France.
Avec beaucoup d’imagination.
Le temps que la lumière et la caméra se mettent en place, il ne nous reste plus que deux heures pour filmer le plus gros morceau de la journée, en tout cas en ce qui concerne le son.
Dans la salle de restaurant transformée en office des pesées et mesures, les deux jumelles finissent de contrôler le poids et la taille d’un groupe d’enfants pour en arriver à la conclusion que plus personne ne grandit dans la République des Enfants. Elles enjoignent Nuta à réunir le conseil des ministres. Arrive alors en courant Gosse qui vient chercher cette dernière à la demande expresse de Chico dans la séquence que nous avions tournée le premier jour et pour laquelle nous avions fait un raccord improbable dans la cour de l’hôpital. Un groupe d’enfants soldats vient en effet de pénétrer dans la ville, il y a danger.
La République des enfants – 19 / 1 t5 – perche et micro d’appoint au centre
La caméra s’est placée au plus large possible, comme d’habitude, la lumière dans l’axe touche la plafond, un autre projecteur pleine face perce à travers une fenêtre, j’ai du mal à obtenir des drapeaux qui viennent masquer les ombres de perche et micro. De fait je me débrouille pour masquer les ombres dans les lignes du décor en évitant de bouger trop brusquement. Et pourtant il y en a du monde qui parle, les jumelles, Nuta, les enfants qui sont mesurés, Gosse. Nous plaçons un micro d’appoint caché par quelque accessoire du décor grâce à la complicité de Patrick, il servira pour la petite Esther qui note les résultats.
Non seulement nous filmons à plat un décor de mur, mais en plus les fenêtres ne sont que des persiennes qui laissent passer tous les sons de l’extérieur. Et le groupe électrogène, qu’Ernest a pourtant éloigné au maximum que lui permettait la régie, résonne dans les structures du bâtiment.
Nous reprendrons tout cela en gros plan, plus ou moins champ/contrechamp, après une querelle sur les axes de regard dans laquelle Ana aura le dernier mot, enfin presque. Vraiment ce plateau est tendu. Ambiance détestable qui ne devrait pas avoir lieu d’être sur ce type de tournage.
Nous avons hâte d’en terminer, rangeons rapidement nos affaires et filons au plus vite vers l’hôtel.
En France, on commémore dans un grand élan de démagogie républicaine le soixante dixième anniversaire de l’appel du 18 Juin. Ici, on est bien loin de tout cela, cela paraît tant dérisoire. Maputo est en pleine préparation des célébrations des trente cinq ans de l’indépendance du Mozambique, le 25 juin 1975. La place de l’Indépendance est envahie de tribunes qui ressemblent plus à des échafaudages de ravalement, les pavés sont en cours de restauration, les lampadaires sont remis à neuf, le chantier travaille jour et nuit, coups de marteau, scies circulaires, essais de sono, avec les simples vitres des chambres de l’hôtel, ce sont de difficiles nuits qui s’annoncent.