25. Infulene
Il est prévu que nous allions tourner neuf jours dans le décor de l’hôpital à Infulene. Sans itinéraire, nous n’avons aucune indication d’où se trouve cet endroit.
Après les quelques minutes nécessaires à attendre que le minibus caméra soit au complet, nous partons vers six heures du matin et suivons donc notre poisson pilote Bob au plus près.
En passant devant le décor de la menuiserie, nous pensons un instant que nous allons dans l’hôpital qui lui fait face. En fait nous nous engageons sur la terrible Avenida de Moçambique que prolonge la route EN1 que nous avions empruntée pour aller à la plage de Macaneta. La feuille de transport prévoit 45 minutes, ça ne doit donc pas être la porte à côté.
La route commence par une petite portion à quatre voies séparées, ça file assez vite. Nous croisons un premier rond-point très encombré d’où partent de nombreux minibus, le trafic est chargé à cette heure-ci, la foule envahit l’espace jusque sur la chaussée. La route s’est rétrécie, le sens inverse, vers Maputo, est quasiment saturé, tous les cent mètres un minibus débouche du bas-côté pour s’immiscer dans la circulation.
Nous longeons l’aéroport sur son côté Ouest, à notre gauche des kilomètres de township défilent où une population dense s’active. Un peu plus loin, nous passons un carrefour totalement congestionné de minibus, de camions immenses et de voitures qui forcent le passage. Avant le rond-point suivant, des travaux ralentissent encore un peu plus le flot. Enfin, subitement, la route devient parfaitement lisse et dégagée, nous pouvons filer et, bientôt, nous voilà devant l’hôpital Infulene dont l’entrée se situe juste après une passerelle pour piétons.
Une dizaine de kilomètres qu’il nous aura fallu 1/2 heure pour parcourir. Penser qu’il va falloir faire encore 17 fois ce trajet nous démoralise déjà !
Et c’est d’autant plus pénible que j’ai passé une sacrée mauvaise nuit. Une fièvre à faire frissonner et suer en même temps, des maux de tête avec des vertiges à chaque mouvement, des nausées qui nouent le ventre creux. Paracétamol, anti-vomitif ne suffisent pas à remettre en forme. Cela ressemble fort à une de ces fièvres que l’on n’attrape que dans les pays tropicaux, similaire à une forte grippe.
Le voilà donc ce fameux hôpital, nous avions été prévenus, la route très passante sera un problème pour le son, que voulez-vous qu’on y fasse, nous n’avons pas choisi les décors et le film sera bien obligé de faire avec.
Quand nous rentrons pour la première fois dans les couloirs sombres et vétustes, la première chose qui frappe est l’odeur, une odeur repoussante, de ces odeurs qui vous font mettre la main sur le nez ou retenir au plus longtemps la respiration.
Pas une odeur de médecine, non, une odeur acre qui mélange la mauvaise nourriture à la saleté des corps. Car nous sommes dans un hôpital psychiatrique, autant dire un asile de fous !
Nous les apercevons, à travers une fenêtre, parqués dans une cour comme des prisonniers, tous vêtus d’une simple blouse en toile bleu marine, la plupart sont couchés au sol, d’autres traînent en tournant en rond comme lobotomisés.
Au bout d’un couloir, dans l’aile où nous tournons, ce sont les femmes que nous croisons, à peine vêtues, pour certaines la poitrine à l’air, voire toutes nues, des relents d’excréments et d’urine vous prennent la gorge. Des cris, des gémissements, des phrases incohérentes, des appels, des plaintes, on vient vous toucher, on scrute votre bouteille d’eau, on vous implore pour une cigarette.
Neuf jours dans cette ambiance, que vont pouvoir ressentir les enfants avec qui nous tournons ? Est-ce vraiment un spectacle à leur imposer ? C’est à se demander si les fous sont vraiment ceux qui portent blouse bleue ! Neuf jours.
Il faut une sacré dose d’abnégation pour se motiver à sortir le matériel, se mettre en place et suivre au mieux ce qui se passe sur le plateau. D’autant plus que le premier plan à l’extérieur n’est prêt à tourner qu’à neuf heures alors que nous sommes là depuis sept heures. Que filme-t-on de si compliqué ?
Simplement quatre gamins qui rentrent dans l’hôpital en portant une civière sur laquelle est allongé Toni. Pas de texte, un mouvement simple, pas d’action particulière, juste des gamins qui passent une porte et longent un couloir. La caméra est dehors, elle suit les enfants sur quelques mètres à travers les fenêtres du couloir. Le cinéma a l’art de rendre compliqués les faits les plus simples.
La circulation rédhibitoire gâche tout le plaisir qu’on peut avoir à enregistrer de beaux sons. Donc pas de stéréo, pas de micro d’appoint, une perche paresseuse qui se contente d’être au plus près des pas.
Nous passons à l’intérieur dans un couloir désert, bordé de vitres qui donnent sur une cour arborée. La caméra est au fond du couloir (en large bien sûr). Aymar, toujours à la recherche d’un endroit pour se soulager, apparaît à la porte à l’autre bout. Une hésitation, il finit par se décider à emprunter le couloir, il se dirige vers la caméra, un regard par une fenêtre et il continue en sortant du champ.
Un micro HF sur Bruno, sécurité étant donnée la largeur du plan, un micro planqué à la porte, pour la petite réplique qu’Aymar prononce là, je récupère à la perche sa seconde réplique plus proche. Il nous a fallu un bon moment pour placer ce micro d’appoint, non pas que nous n’en trouvions pas le moyen, mais une panne incompréhensible m’a obligé à sortir quasiment tous les micros, émetteurs et accessoires que nous avons ! Une de ces pannes vicieuses qui ne s’explique pas. A la coupure déjeuner, j’aurai le temps d’étudier le problème, en fait une capsule AK 50 qui n’était compatible qu’avec un corps de micro KM 100 particulier. Certainement un problème de masse quelque part (c’est toujours ce qu’on dit dans ces cas-là !)
De toute façon le résultat n’est pas folichon, l’ambiance mêlée de climatiseurs, de circulation lointaine et d’avions en envol n’aide pas, on fait un son seul des répliques d’Aymar, au cas où.
Nous doublons ce plan en travelling arrière sur toute la longueur du couloir, une quinzaine de mètres. Pas de rails, le Panther roule directement sur le sol lisse. Comme Aymar marque deux arrêts puis coure assez vite, il faut être sur le coup et savoir anticiper ses mouvements, d’autant plus que le Panther ne roule pas droit et que Manuel n’a pas l’air au mieux de sa forme. Je prends mes distances en allongeant au maximum la perche. Dix prises pour ce plan et il est déjà l’heure de manger.
Résumé de la matinée : une entrée d’hôpital anodine qu’on aurait pu faire n’importe où, à l’Hôpital Central de Maputo par exemple, deux plans de couloir, certes un couloir assez graphique, mais enfin, est-ce vraiment si important pour le film ?
L’après midi est consacré à un unique plan à l’extérieur, où Aymar se retrouve enfermé dehors, si je puis dire, après avoir franchi une porte qui se referme brusquement derrière lui. Autant dire que le son n’est que le témoin d’une circulation qui se charge de plus en plus.
Fin de journée plus tôt que prévu, nous laissons tomber une séquence marquée à la feuille de service. La régie nous a trouvé un local fermé à clef pour entreposer le matériel la nuit, malheureusement au premier étage sans ascenseur. Arsénio et Chissano ont la gentillesse de nous aider à monter les roulantes. Nous prenons quand même la mallette et le bloc HF dans la voiture, comme cela, nous aurons toujours de quoi tourner si le matériel resté sur place venait à disparaître.
À 15h00 nous sommes déjà sur le chemin du retour, la circulation est dense, chaque carrefour est l’objet d’embouteillage où la patience s’énerve, les travaux en cours n’arrangent rien, et c’est épuisés que nous arrivons une heure plus tard au Centre Culturel.
Plus que huit jours.