6. La ville morte
Sixième et dernier jour de la semaine, nous sommes dimanche. Quand nous rejoignons le décor, ce matin à 6h00, la place de l’Indépendance est déserte, et pour cause, la régie avait dès 5h30 interdit les accès à celle-ci, en bloquant chaque rue et avenue y accédant au carrefour précédant. La déco doit en effet aménager la place pour les plans de l’après-midi.
Toutes proportions gardées, c’est un peu comme si l’on avait fermé la place de la Concorde, interdit l’accès au pont du même nom, fermé les Champs Élysée à partir de Clémenceau, bloqué la rue Royale vers la Madeleine, et la rue de Rivoli à Saint Florentin.
Toutes proportions gardées parce que Maputo n’est d’abord pas aussi grande que Paris, mais surtout parce que Maputo est organisée sur un plan milésien (dit aussi hippodamien), un quadrillage de rues et d’avenues se coupant à angle droit, comme à Manhattan.
Il y a toujours un moyen de trouver une parallèle à l’itinéraire que vous auriez voulu prendre, il n’y a pas de points de passage obligés, comme dans la malcommode organisation parisienne, en étoile et cercles concentriques, dit plan radioconcentrique, où dès qu’un point névralgique est fermé, Étoile, Concorde, Châtelet, République, Bastille, Nation, on ne peut plus circuler.
C’est bien sûr mon caractère cartésien qui me fait préférer Maputo, New-York ou encore la Baixa Pombalina de Lisbonne à Paris.
Mais auparavant terminons donc la journée d’hier ! Car aujourd’hui nous allons faire du cinéma !
Avant que Danny n’arrive, nous tournons un premier plan de l’hystérique secrétaire et du fougueux général. Bien évidemment, la caméra est placée juste dans l’axe de la lumière, 18 kW pleine face, c’est tellement plus simple d’éclairer ainsi quand on tourne en vidéo HD, Le capteur de la RED a beau être réputé, apparemment il lui faut de la pêche ! Comme hier, João ne veut pas couper le mur du fond, ça veut dire ombre de perche assurée. Quand les fonds sont éclairés avec les mêmes sources que la face, c’est toujours ce qui se produit.
Régler ce genre de situation demande certes un peu plus de travail à l’image, d’autres projecteurs, penser différemment leurs axes et zones d’influence, mais ça me rappelle toujours cette phrase de Truffaut qui disait « Quand le son est bon, l’image est belle. » Il disait aussi « La mise en scène est une mise en son. » Et ce n’est pas parce que je fais du son que je partage ce point de vue, bien évidemment !
Ne pouvant aller ni dans la profondeur, ni en présence sur la face, je commence par planquer un petit micro près de la porte d’où surgit le duo, sur la desserte à whisky, que Patrick accepte avec complicité de déplacer légèrement pour un meilleur axe du micro.
Quand la secrétaire s’approche de la caméra, elle devrait normalement rentrer en présence sonore or, là, plus elle avance, plus elle se retrouve loin du micro. J’essaye à droite, à gauche, rien n’y fait. Quant à monter très haut, vue la hauteur du projecteur, il faudrait que le micro soit à 3 mètres, pour un plan américain, ça ne le fait pas.
Je tente alors de planquer l’ombre du micro par les amorces des ministres. Une prise, deux prises, trois prises, il y a trop de mouvements. Ça énerve tout le monde, moi en premier, Flora bien-sûr, qui est cependant conscient qu’une perche mal placée produit un mauvais son, ce qui est aussi préjudiciable à son film.
Pour un peu, Flora serait le Truffaut du cinéma africain. J’aime ! comme on dit sur Facebook.
Je finis par proposer à Pierre, restons calmes et sereins, n’est-ce pas, de laisser tomber la secrétaire dont on refera la réplique en son seul juste après la prise, une solution qui arrange tout le monde et obtient l’approbation de Flora.
Certes, il y a de la mauvaise volonté et de la mauvaise foi des deux côtés, on n’avait pas besoin de ça pour commencer un dimanche. On a parfois l’impression de mal faire son travail quand celui-ci dépend à ce point des autres. Cela est particulièrement vrai pour le son.
Par bonheur le général coupe l’élan verbal de la secrétaire, si bien qu’on n’entend pas trop son dé-timbrage.
La République des enfants – 5 / 7 t5 – perche,micro d’appoint au centre, stéréo MS décodé L&R
Danny est là, la fin de la scène d’hier est mise en place autrement, tant mieux sa réplique grommelée sera plus claire. En premier plan, Dubem se cogne, se relève en ronchonnant. Dans la profondeur, le Président l’interpelle de loin, explosion, le général fait preuve de bravoure, tout le monde fuit, et Dubem quasi aveugle cherche une issue à tâtons dans la salle déserte. Voilà un plan de cinéma qui a du relief, un personnage en premier plan, d’une présence inouïe, un dialogue qui se passe dans la profondeur, de la perspective et du mouvement.
Ça faisait un bout de temps que Gehrard et Waldemar avaient préparé la fenêtre qui allait être soufflée par l’explosion, installé leur canon à débris, ainsi que les petites charges d’explosif qui font sauter les montants de fenêtre remplacés par du bois léger peint de noir. Il n’y a plus qu’à gonfler le compresseur, brancher les fils des détonateurs sur la boîte de commande puis, juste avant le moteur, brancher la batterie qui fera le court-circuit lorsque les interrupteurs seront actionnés. Du travail de pro, exécuté avec soin et en toute sécurité. Une seule prise possible, il n’y a qu’une fausse fenêtre.
Même dispositif sonore que la vieille, HF sur Danny, ce coup-ci je n’y suis pas allé de main morte sur les collants, micro d’appoint pour la profondeur, stéréo en façade, et perche sur Dubem en plan moyen.
La République des enfants – 5 / 8 t1 – perche,micro d’appoint et HF au centre, stéréo MS décodé L&R
Terminé pour ce décor, nous descendons dans le hall pour y tourner certainement un des plus beaux plans de la semaine, comme le pense Ana notre scripte.
La caméra est dans le dos de Dubem qui masque totalement l’image. Tenant par la main Nuta, il s’avance pour révéler en contre-jour le magnifique encadrement de la porte du Palais. Tandis qu’ils continuent leur lente avancée vers la sortie, la caméra les suit en s’élevant légèrement dans un mouvement plein de grâce ( bravo Manuel). Dubem et Nuta s’arrêtent quelques instants en haut des marches, face à l’immensité de la place du Palais déserte, quelques épaves de voitures, quelques fumées, silence, puis ils s’éloignent dans la perspective.
Que faire au son sur un plan pareil ? Comment enregistrer la désolation, la solitude, l’angoisse, la mort. J’ose espérer que le monteur son sera à la hauteur de ce plan ! Simple et signifiant.
Parce qu’en ce qui nous concerne, sur le plateau, nous n’avions pas matière à grand chose. La ville n’est pas si calme, les ballasts font du bruit, le groupe n’est pas loin. Des gens parlent et les oiseaux n’évoquent pas du tout cette désolation.
La République des enfants – 10 / 1 t3 – perche, stéréo MS décodé L&R
Le temps de se retourner, comme on dit sur les plateaux, et on met en place un gros plan des visages de Dubem et Nuta découvrant, au sommet des marches, la ville abandonnée. Cela nécessite d’inverser toutes les lumières, débarrasser le hall du travelling, il est midi et demi quand on termine ce plan, peut-être difficile à insérer dans le montage, tant le précédent est chargé de signification. Mais il est toujours bon, à mon sens, d’avoir des gros plans sur les émotions des acteurs, surtout quand on a la chance d’avoir une personne avec un charisme et une présence aussi forte.
A la reprise vers 14h00, la caméra monte sur le toit de l’Hôtel de Ville. Il faut passer par des escaliers dérobés pour y arriver et bien sûr personne n’a pris soin de flécher le chemin, si bien qu’on verra pendant un bon moment quelques techniciens tourner en rond dans les couloirs à la recherche d’un accès.
Le plan est large, de haut il est grandiose. Dubem et Nuta s’avance, des colonnes d’enfants débouchent de toutes parts, pour venir les entourer lorsqu’ils arrivent pile au centre de la place.
Flora aime beaucoup ce plan, chargé de symbolique, d’autres préfèrent le précédent, plus graphique, plus dans l’émotion. Pour ma part, j’aime les deux mais je pense que des plans plus serrés sur les enfants auraient pu être opportuns.
Vu l’immensité du plan, je peux cacher plusieurs micros le long du trajet, jusqu’à la position centrale. Mais je ne suis pas certain qu’ils apportent grand chose étant donné le fond d’ambiance assez chargé.
Pour ce qui me concerne j’essaye plusieurs endroits, pour finalement décider de me positionner à l’entrée de champ d’un groupe d’enfants, espérant y avoir quelques présences. Le résultat n’est pas concluant, il faudra refaire en son seul quelques déplacements de ceux-ci, quelques voix pimpantes qui permettent de passer du silence de mort de la ville des adultes à l’animation joyeuse de la vie dans la nouvelle République de Enfants.
Nous faisons trois prises, je profite justement du retour en place de départ des enfants pour les suivre de près avec le micro, ces sons volés à la va-vite seront peut-être utilisables.
Grâce à la portée impressionnante des HF avec le système Rik’Art, je suis à plus de 100 mètres de Pierre à vol d’oiseau, sans que cela décroche.
Danny semble être le plus heureux des hommes au milieu de tous ces enfants. Une star aime qu’on l’entoure. Une star aime être le centre du plateau.
Retour dans le hall en fin d’après midi pour un court plan de descente d’escalier. Paulo avait anticipé sur les indications de João pour le placement des projecteurs, si bien que lorsque nous rentrons à nouveau dans le batîment, on est quasiment prêt à tourner.
Pendant ce temps, la déco débarrasse la place, nettoie le macadam au balai et au souffleur à feuille, les véhicules calcinés sont emmenés par la dépanneuse, l’accès aux rues adjacentes est libéré, les camions se rapprochent des escaliers pour le rangement qui ne va pas tarder, nous sommes tous pressés d’en terminer.
La régie a assuré question mise en place du décor et blocage des rues. Angela a parfaitement organisé sa journée, elle parle beaucoup notre Angela, mais elle est drôlement efficace, elle ne hurle pas, elle est patiente, vraiment une bonne première assistante, quand elle se donne la peine d’expliquer les plans à l’équipe.
Une première semaine s’achève, n’était la petite contrariété de ce matin, elle fut plutôt agréable, les journées sont certes un peu longues, mais vraiment pas chargées, on a le temps de bien travailler, cela nous arrive si rarement, nous avons pu dès lors faire des choix techniques intéressants qu’on ne peut se permettre en téléfilm par exemple, des partis pris qui, je pense, serviront le film. Je ne regrette pas du tout d’être venu ici participer à cette aventure.
Vite un bon bain, c’est notre premier week-end (si on peut appeler ainsi un dimanche soir). Quand nous redescendons Pierre et moi pour aller dîner en ville, Paulo et Manuel nous indiquent deux endroits, un peu fatigués nous choisissons le plus proche.
Il fait frais, agréable, au bout d’une impasse défoncée, au delà de Lénine, sur 24 Juillet, une gargote, Kalu’s Esplanada, où l’on mange de la viande que l’on choisit comme à l’étal du boucher. Un serveur vient la griller sur un barbecue géant qui trône au centre de la cour arborée. Sous les acacias, nous savourons cette excellente viande de boeuf accompagnée de riz, de frites à la mozambicaine et bien sûr de bières 2M ou Laurentina.