41. A luta continua
Au lendemain de cette nuit de liesse populaire, les visages de l’équipe logeant au Rovuma semblent bien défaits. Il y a ceux qui n’ont pas dormi du tout, Flora particulièrement, ceux que le bruit ne dérange pas mais qui ont mal dormi, ceux qui ont sommeiller dans leur salle de bain comme Patrick et moi-même, et enfin il y a les bienheureux accros au Stillnox.
Lorsque nous quittons l’hôtel à sept heures ce matin, la place de l’Indépendance est déserte, jonchée de détritus. La sono s’est enfin tue, les tribunes font grises mines avec leurs tubulures rouillées. Tout cela paraît triste comme une gueule de bois.
Avant dernier jour de tournage, nous sommes de retour au centre ville, sur Praça dos Trabalhadores (place de Travailleurs) face à la gare centrale. Plus exactement avons-nous rendez-vous sur celle-ci car le tournage doit avoir lieu un peu plus loin dans une rue parallèle à Bagamoyo, Rua Consiglieri Pedroso.
Seulement, il semble que le décor ne plaise plus à l’équipe dirigeante, mise en scène et image sont partis à la recherche d’un nouveau lieu. Pendant ce temps, je m’occupe à la comptabilisation et au tri des piles usagées, je donne à David et Bob celles qui peuvent encore servir. Le reste ira à la poubelle, il n’y a pas de déchetterie au Mozambique !
Le groupe électrogène n’a visiblement pas eu le temps de faire le plein de gasoil en revenant de la plage hier soir, David est arrivé avec deux bidons de vingt litres qu’il doit siphonner du haut d’un escabeau pour arriver à les verser dans le réservoir.
Nous avions déjà sorti le matériel de la Toyota, aussi faut-il tout remballer lorsque l’ordre de bouger arrive enfin pour aller à quelques trois cents mètres de là. Pierre s’en va à pieds avec la roulante Cantar, pour ma part, je suis Demy en voiture qui me guide jusqu’au plateau.
En France on va pisser derrière l’église, ici c’est derrière la mosquée. Le décor choisi est au croisement de Rua da Boa Nova et de Rue da Gavea.
Celle-ci, située le long de la mosquée Jumma Masjid est certainement un des lieux le plus infecte de Maputo, les caniveaux sont une rivière d’urine et de saletés en tout genre.
La République des enfants – Muezzin – stéréo MS décodé L&R
L’odeur est insupportable. Patrick charge les pauvres Joachim et Neila de nettoyer ces immondices dégoûtants.
Nous sommes après le carnaval, après la séquence de la menuiserie dans laquelle Mon de Ferro a découvert une Kalachnikov sans munition, et juste avant la partie de football. Mon de Ferro est sur le point de quitter la ville, traînant derrière lui son arme inutile. Il croise Fatima qui s’inquiète de le voir partir car, sans lui, c’est tout le groupe des enfants soldats qui ne pourra être intégré dans la République des Enfants. Un ballon rebondit aux pieds de Mon de Ferro, celui-ci se précipite sur Fatima pour l’aplatir au sol, comme pour la protéger d’une explosion, en criant «Grenade». Aymar qui arrive avec une petite fille aux cheveux nattés lui demande s’il veut bien jouer au foot. C’est l’unique séquence prévue à la feuille de service.
Le temps d’installer un court travelling dans l’axe de Rua da Boa, et il est déjà onze heures du matin, cela ne fait que quatre heures que nous sommes sur place. La caméra suit Mon de Ferro, découvre Fatima, le jeune soldat désabusé sort du champ en s’affalant sur le macadam. Le dispositif sonore sera le même toute la journée : un stéréo (que nous n’entendrez pas dans les extraits car il rajoute trop de circulation) pour l’ambiance raccord, placé au loin dans Rue da Gavea, et la perche sur le texte.
La République des enfants – 65A / 1 t7 – perche seule au centre
La ville est déjà bien animée, les vuvuzela sont omniprésentes depuis le début de la coupe du Monde. On peut à la limite imaginer que ce sont quelques enfants qui jouent après le carnaval. Par contre, la circulation nettement audible, même sur la perche seule, sera vraiment un problème au montage.
Dans ce plan entre ombre et soleil, Paulo aperçoit sur le moniteur de contrôle une ombre passer fugitivement sur un mur et pense que c’est celle du micro.
Vue ma position, totalement à l’ombre, c’est matériellement impossible, il s’agit simplement d’un de ces grands merles qui ne cessent de voleter de mur en mur. Il aurait fallu que je mette le micro à plus de dix mètres de haut pour qu’il rentre dans le soleil.
J’ai beau refaire à vide pour l’image le trajet afin de montrer que le micro et la perche restent à l’ombre, l’attitude dubitative de João confirme une certaine irrationalité de sa part.
La fatigue probablement.
Reprise de la fin du texte en gros plan sur Fatima face à Mon de Ferro assis au sol et il est déjà temps d’aller déjeuner, sur la terrasse de l’hôtel Central.
Comme la semaine dernière, une partie de l’équipe profite de la pause pour faire un tour au marché artisanal qui se tient tous les samedis sur Praça 25 de Junho. Cette appellation évoque toute la symbolique de cet axe majeur de Maputo où l’avenue Samora Machel monte de la place du 25 Juin jusqu’à la place de l’Indépendance. Le héros de l’indépendance du Mozambique s’inscrit ainsi immuablement dans le calendrier historique de son pays. Chez nous, le 14 Juillet célèbre un fait d’arme du peuple, au Mozambique c’est à un homme qu’est ainsi directement attribuée cette libération du joug portugais.
Au retour du marché, alors que je viens de prendre de loin en photo une maison d’époque coloniale transformée en poste de police, je me fais alpaguer par un flic qui m’emmène directement à l’intérieur. Il ne comprend rien à mon anglais, moi à part «Filmagem» je n’ai aucun vocabulaire portugais. Il va chercher son chef pendant que je reste sous la garde de deux flics menaçants avec leur arme pointée. Je leur montre la photo, on n’y discerne pas grand chose. Contrôle passeport, j’essaye de faire comprendre que nous travaillons à cinquante mètres de là, ils ne sont même pas au courant. Je sens bien qu’ils n’attendent qu’une chose, comme à notre premier jour de ballade dans Maputo.
Hors de question que je cède cette fois-ci. Je prononce alors le mot de passe magique : «Inspector Mucavel». Réponse immédiate : «Ok Ok you can go». Ce Mucavel, qui d’ailleurs était là ce matin pour nous bloquer le nouveau décor, connu et sans doute craint de tous les policiers, est vraiment un ponte incontournable de cette ville. Au cours de notre séjour, le simple fait de prononcer son nom aura suffi à nous sortir d’embarras par trois fois.
Tout ceci a duré une bonne quinzaine de minutes, je rejoins le plateau précipitamment pour rien, celui-ci est toujours désert.
À la reprise, nous continuons la suite des gros plans entre Fatima et Mon de Ferro.
La République des enfants – 65A / 3 t4 – perche seule au centre
Le soleil ayant entretemps tourné, Paulo positionne le 18 kW dans l’axe, au plus haut du pied électrique. Échaudé par ce matin, je mets clairement mon ombre de perche dans le champ, du coup Paulo s’empresse de monter un drapeau pour la couper, j’aurais dû faire cela dès le début. Car en fin de compte, autant on peut admettre devoir prendre de la marge sur des plans d’ambiance, autant il faut que l’image comprenne que la position du micro doit être optimale sur les plans de texte quand il n’y a pas de post-synchro possible.
La République des enfants – 65A / 5 t6 – perche seule au centre
Nous en revenons toujours à cela lorsque la face sert à éclairer les visages et les décors. Au final dans ce plan large, le drapeau de Paulo est assez imprécis, si bien que je suis relativement bloqué dans mes mouvements. Heureusement allons-nous refaire la phrase de Aymar en gros plan.
La République des enfants – 65A / 6 t4 – perche seule au centre
Jusqu’au dernier jour de tournage, il aura fallu s’adapter à cette lumière difficile et peu généreuse. Mais il est vrai que l’image n’est pas la seule à l’être.
Demain la production organise une fête de fin de tournage à nos frais. Il nous est en effet demandé de participer au coût du repas, un total qui doit avoisiner les 200 euros pour toute l’équipe européenne, j’ose espérer que pareil effort n’aura pas été demandé à nos amis africains. Assez mesquine, Joana menace même que ceux qui ne paieront pas ne pourront y aller !
Unis nous aurions pu vaincre.
A luta continua !
Concert de Miriam Makeba enregistré en live au Northsea Jazz Festival, La Haye, Hollande, en 1980.